Così fan tutte

Wolfgang Amadeus Mozart

Così fan tutte

Wolfgang Amadeus Mozart

Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti, opera buffa en deux actes, livret de Lorenzo Da Ponte, créé au Burgtheater à Vienne, le 26 janvier 1790.

Premier volet de la nouvelle production de la trilogie Mozart Da Ponte à la Staatsoper unter den Linden dirigée par Daniel Barenboim et mise en scène par Vincent Huguet, Berlin 2020-2022

Durée 3h30, avec un entracte

Staatsoper unter den Linden, initialement programmé en avril 2020, mais en raison de l’épidémie de coronavirus, créé le 3 octobre 2021 et joué les 6, 9, 13, 16 et 20 octobre. Filmé dans une réalisation d’Andy Sommer.

Création

Direction musicale : Daniel Barenboim
Mise en scène : Vincent Huguet
Décors: Aurélie Maestre
Costumes : Clémence Pernoud
Lumières : Irene Selka
Dramaturgie : Louis Geisler
Dramaturge Staatsoper : Dr. Detlef Giese

Chef de chœur : Martin Wright
Assistants à la mise en scène : Caroline Staunton, José Dario Innella
Assistant chef d’orchestre : Giuseppe Mentuccia, Günther Albers, Michele Rovetta
Coach d’italien et souffleuse : Serena Malcangi

Régisseurs : Felix Rühle, Elisabeth Esser
Régisseuse lumières: Bettina Hanke
Assistante à la scénographie : Bogna Grazyna Jaroslawska
Assistante aux costumes : Petra Weikert
Responsable perruques et maquillages : Jean-Paul Bernau

Distribution

Fiordiligi: Federica Lombardi
Dorabella: Marina Viotti
Guglielmo : Gyula Orendt
Ferrando: Paolo Fanale
Despina: Barbara Frittoli
Don Alfonso: Lucio Gallo

Figurants : Martina Böckmann, Judith Höllerer, Julia Lerch, Natalja Pickert, Janna Schlender, Janine Schneider, Luan da Costa Gerdes, André Kallenbach, Leander Niehaus-Schmidt, Norbert Schallau, Christoph Taube

Orchestre et Chœur de la Staatsoper unter den Linden de Berlin

Photos : © Matthias Baus

Note sur la mise en scène
par Vincent Huguet

On ne naît pas amoureux, on le devient

Longtemps, j’ai pensé que Così fan tutte était misogyne. Sûrement à cause des
mises en scène que j’avais vues, et aussi du fait de la réputation tenace de l’œuvre, dont le titre seul semble déjà une caricature terriblement sexiste : « Ainsi font-elles toutes ». Pourtant, tout dans le parcours de Mozart, dans sa vie comme dans son œuvre, me semblait s’opposer à cette vision machiste et totalement irréaliste des femmes, et plus encore quand on écoute la musique qu’il a composée sur les mots de Da Ponte. Là où le texte prolonge artificiellement la crédulité supposée de deux jeunes femmes qui ne reconnaitraient pas leurs fiancés travestis, la musique progresse différemment, suggérant là le doute, là le jeu, souvent l’ambiguïté, et quand il s’agit d’aveuglement, on est en général clairement du côté des garçons. Il faut absolument rappeler que le titre original de l’œuvre était « L’école des amants», avant d’être rétrogradé en sous-titre, et que cet intitulé résume bien mieux l’œuvre telle qu’elle est réellement. Car oui, Così fan tutte est une école, au sens grec du terme, au sens philosophique, et c’est une école mixte, où l’on enseigne aux garçons aussi bien qu’aux filles, avec une pédagogie bien particulière, faite de jeu, d’expérience, de douleur et aussi d’humour. Cette journée est celle d’une initiation morale, sentimentale, sensuelle et sexuelle, dans laquelle Alfonso et Despina jouent ensemble le rôle tenu par Rosalinde dans As You Like It (1599) : Shakespeare comme Da Ponte ont puisé à la même source, celle du Roland furieux de L’Arioste (1516). Rosalinde explique à Orlando qu’au lieu de clouer des poèmes
naïvement sentimentaux sur les arbres, il ferait mieux d’apprendre à la regarder telle qu’elle est. Comme l’avait si bien montré Yves Bonnefoy, elle incarne ainsi la volonté, ou le rêve, d’apprendre à quelqu’un à aimer autrement, en dehors des carcans hérités, sans idéaliser l’autre, sans en forger une image inventée. On ne naît pas amoureux, on le devient, pourrait on dire en hommage à la célèbre phrase de Simone de Beauvoir, autrice du Deuxième Sexe – que Fiordiligi va lire sur la plage ! –, c’est-à-dire que tomber amoureux, bâtir un couple, le faire durer, nécessite non seulement un apprentissage, mais toute une réflexion, sur les autres et avant tout sur soi-même. Sans cette étape, c’est l’échec assuré et le malheur en prime. C’est de ça que parle Così fan tutte.

Dans le cadre de la nouvelle production de la trilogie Mozart-Da Ponte que je mets en scène à Berlin, il m’est apparu évident que Così fan tutte devait constituer le début d’une saga familiale qui commence juste après 1968, se poursuit avec Le nozze di Figaro dans les années 1980 et s’achève avec Don Giovanni aujourd’hui.
On est sur une plage de sable noir, avec une jetée, la haute et fine silhouette d’une statue étrusque et au loin l’ombre imposante d’un volcan, sur la côte amalfitaine, ou à Stromboli ou sur tout autre rivage de ce début des années 1970. Alfonso est là, avec ses airs de prince Salina du Guépard, mais un prince éclairé, qui a pris fait et cause pour les idées nouvelles qui bouillonnent alors et, la preuve, s’est mis en couple avec une femme d’origine plus populaire, Despina. Ensemble, ils ont beaucoup milité pour la révolution des mœurs, l’amour libre, mais leur couple y a mal résisté. Ils ont prôné la libération sexuelle, ils ont écrit sur les murs « faites l’amour, pas la guerre » « jouir sans entraves » et « interdit d’interdire » mais ils viennent de se séparer. L’histoire de Così va être la leur autant que celle des deux autres couples.
Dans ce lieu de villégiature, arrivent donc deux jeunes couples de fiancés, très comme il faut, eux, pétris d’éducation bourgeoise et de morale catholique, aux antipodes de l’esprit libertaire d’Alfonso, qui est pour eux comme un parrain. On assiste donc à la rencontre entre deux générations, une qui découvre l’amour, l’autre qui en revient, avec un échange brutal entre eux, car la nouvelle génération est plus conservatrice que celle de ses parents, croyant dur comme fer au mariage, à la fidélité et autres « simagrées du siècle passé » comme le résume efficacement Alfonso. Avec l’aide de Despina, il entend leur délivrer à tous les quatre une leçon décisive, avec le pari fou de refaire leur éducation sentimentale et sexuelle en 24h, de leur ouvrir les yeux, ce qui suppose donc que l’apprentissage sera brutal, comme lorsque dans ces mêmes années 1970, on pensait que la meilleure façon d’apprendre à un enfant à nager, c’était de le jeter tout de suite dans le grand bain. Ensuite, il y a la trame théâtrale, tous les travestissements, cette épreuve imposée aux filles qui au cours de l’acte II pourrait sembler interminable et de
plus en plus invraisemblable si elles n’entraient à leur tour dans le jeu. Comment croire qu’elles ne reconnaissent pas leurs fiancés ? À moins de les considérer bêtes ou aveugles, ce que vraisemblablement elles ne sont pas (et d’ailleurs, aveugles, elles auraient reconnu tout de suite la voix de leurs promis !), il me semble non seulement qu’aucune dramaturgie ou maquillage ne peuvent justifier leur crédulité et en plus, que l’histoire devient beaucoup plus intéressante si, ayant découvert la supercherie des garçons, les filles les prennent à leur propre jeu. Comme le font Suzanne et la Comtesse dans Le nozze di Figaro et tant d’autres « rusées » dans la littérature et le théâtre de la fin du XVIII ème siècle. Alfonso et Despina vont donc mener tambour battant cette initiation qui va toucher chacun d’une façon différente et à la fin ne laisser personne intact. On est parfois du côté de chez Pierrot le fou de Jean-Luc Godard (1965), entre minauderie chic et ennui, parfois dans le huis clos sur un bateau du Plein soleil de René Clément (1960), où le danger rôde. Car chacune et chacun, parfois sans le savoir, se met en danger, dans ces trois couples qui se frottent l’un à l’autre, et le plus grand péril est celui d’ouvrir peu à peu les yeux, d’abord sur son ou sa fiancée puis sur soi-même, de sentir les certitudes de toujours qui s’engloutissent dans la mer, les fragilités et les peurs qui en surgissent comme les monstres marins que Fiordiligi pense voir au milieu de sa nuit. C’est précisément ce vertige qu’Alfonso a voulu provoquer, un basculement qui « éclaire » comme on le dit des philosophes qui ont fait du XVIII ème siècle celui des « Lumières », mais qui peut aussi éblouir. Avec le dénouement de cette longue journée et ses ultimes révélations, les six personnages de ce « drame joyeux » semblent sonnés par ce qu’ils ont vécu : comment s’aimer encore après tout ça ? Alfonso leur a administré un traitement de choc dont, à la différence de l’arsenic de l’acte I, on ne se remet pas si vite. Et d’une certaine façon, c’est peut-être pour cela aussi que Così fan tutte est resté mal compris si longtemps, comme si le message délivré par Mozart et Da Ponte était tellement en avance sur leur temps qu’il nous est encore aujourd’hui difficile de l’accepter.