Roméo et Juliette

Charles Gounod

Roméo et Juliette

Charles Gounod

Opéra en cinq actes de Charles Gounod sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après la tragédie de Shakespeare, créé le 27 avril 1867 à Paris au Théâtre-Lyrique Impérial.

Nouvelle production du Théâtre de Lucerne

Durée : 3h avec deux entractes

Théâtre de Lucerne, du 2 novembre au 26 décembre 2018.

Création

Direction musicale : Clemens Heil / Alexander Sinan Binder
Mise en scène : Vincent Huguet
Scénographie : Aurélie Maestre
Costumes : Clémence Pernoud
Lumières : Bertrand Couderc
Chef de chœur : Mark Daver
Assistante à la mise en scène : Caterina Cianfarini
Dramaturgie : Rebekka Meyer
Chef de chant : Valeria Polunina
Assistante décors : Vanessa Gerotto
Assistante costumes : Rose-Liliane Gut
Assistant lumières : Marc Hostettler

Distribution

Juliette : Regula Mühlemann
Roméo: Diego Silva
Le comte Capulet : Jason Cox
Frère Laurent: Vuyani Mlinde
Mercutio: Bernt Ola Volungholen
Stéphano : Abigail Levis
Tybalt : Robert Maszl
Le comte Pâris : Flurin Caduff
Gertrude : Sarah Alexandra Hudarew
Grégorio : Martin Roth
Benvolio : Kihun Koh
Figurants: Gabi Faye-Achermann, Ronja Bucheli, Max Rüfle, Jan Kirschner, Rita Mäder-Kempf, Ursula Reich, Richard Wahl

Chœur et supplémentaires du Théâtre de Lucerne
Luzerner Sinfonieorchester

Reprise à Lisbonne

Fondation Gulbenkian, Grand Auditorium, les 15 et 17 mars 2019

Direction musicale : Lorenzo Viotti

Juliette : Vannina Santoni
Roméo: Georgy Vasiliev
Le comte Capulet : Andrew Foster-Williams
Frère Laurent: Jean Teitgen
Mercutio: John Brancy
Stéphano : Cecília Rodrigues
Tybalt : Marco Alves dos Santos
Le comte Pâris : Pedro Casanova
Gertrude : Carolina Figueiredo
Grégorio : André Henriques
Benvolio : Manuel Gamito

Choeur et orchestre Gulbenkian

Photos : © Ingo Hoehn

À propos de la mise en scène
Vincent Huguet en conversation avec Rebekka Meyer

Mourir pour vivre

 

Rebekka Meyer : Le Roméo et Juliette de Shakespeare est l’un des très rares classiques que tout le monde connaît. Comment peut-on raconter cette histoire d’une façon nouvelle ?

Vincent Huguet : Roméo et Juliette est un mythe, car l’histoire contient beaucoup d’aspects intemporels et universels. Ce qui me captive, c’est le lien entre premier amour et suicide. Si les sociologues et les psychologues arrivent à expliquer pourquoi les adolescents se suicident, cela reste absolument incompréhensible pour les familles concernées et les proches. Je veux raconter l’histoire d’un premier grand amour ; nous savons tous que c’est un amour très particulier, car on croit vraiment qu’on passera sa vie entière avec la même personne, qu’on n’aimera jamais plus avec la même force, mais dès le deuxième amour, c’est différent, on fait déjà le deuil de cet absolutisme originel. Ce qui est déchirant avec Roméo et Juliette, c’est que leur première fois est aussi leur dernière. Ils nous racontent quelque chose à propos du suicide des adolescents : sans expérience, on est beaucoup plus fragile, on n’a pas encore eu ni le temps ni l’occasion de se fabriquer une carapace, comme celles qu’ont beaucoup d’adultes. Les deux adolescents vivent dans une société où tout le monde s’est blindé émotionnellement, avec l’aide de la tradition, de la loi ou de la religion. On leur demande de se comporter comme ça et pas autrement mais s’ils demandent « pourquoi ? », on leur répond « parce que ! ». Roméo et Juliette sont totalement nus dans leur innocence, et d’autant plus fragiles que contester ces règles, c’est en même temps s’attaquer à leurs propres racines. Et nous, en tant que public, nous pouvons ressentir cette innocence ; devant eux, nous devons accepter de nous débarrasser de nos carapaces pour ressentir les choses comme quand nous avions 16 ans. Les conflits entre générations naissent de l’oubli : on oublie trop vite l’enfant ou l’adolescent qu’on a été, on oublie combien cet âge est difficile, violent, parfois désespérant.

R.M. : Est-ce que ce « Pourquoi ? »—« Parce que ! » est la raison pour laquelle dans votre mise en scène le conflit central ne se joue pas entre deux familles, les Capulet et les Montaigu, mais plutôt entre deux générations ?

V.H. : Exactement. Peut-être que ce conflit existe depuis toujours mais il me semble qu’aujourd’hui on le perçoit encore plus fort. Récemment, alors que je rentrais de l’aéroport de Paris, je regardais le long de l’autoroute les graffitis et les tags sur les murs en béton, en me disant qu’ils étaient souvent peints sur des surfaces difficiles d’accès ou dangereuses mais extrêmement exposées, visibles par le plus grand nombre, et j’ai alors ressenti qu’avec leurs couleurs criardes, leur graphisme tapageur et leurs signes indéchiffrables, ils agissaient comme des cris. Je me suis dit que c’était la seule façon dont une partie de la société, ces jeunes qui n’ont pas la parole, qui souvent sont marginalisés, pouvaient nous faire signe. En même temps, on va aujourd’hui au musée comme on allait hier à l’église et d’une certaine façon, jamais dans l’histoire une société n’a été aussi instruite et formée et cultivée que la nôtre. D’une part c’est une chance, mais de l’autre, ça enferme: on peut se sentir comme dans une maison magnifique, emplie d’œuvres d’art séculaires, avec des gens qui connaissent tout sur l’histoire de l’art, l’histoire du cinéma et de la musique, mais qui laissent peu de place à de nouvelles manières de penser ou qui simplement n’acceptent pas ceux qui ne maîtrisent pas parfaitement les mêmes références intellectuelles et culturelles. Roméo, Mercutio et Stéphano apportent précisément cet ailleurs dont Juliette a besoin dans la maison des Capulet, cette bouffée d’air frais, cette façon différente de danser, de bouger, de séduire. À travers ces questions, on est pour moi au cœur de Roméo et Juliette : c’est une pièce tellement connue qu’elle court le risque d’être à son tour muséifiée, de perdre sa substance, sa force émancipatrice. Mais dans un musée, on doit toujours garder la possibilité d’adopter un autre point de vue, de choisir un autre angle, pour ne pas toujours regarder les œuvres de face : c’est ce que font Juliette et les Montaigu dans ma mise en scène, qui ne respectent pas les antiques sculptures mais leur tournent autour, les maquillent, les aguichent, voire les profanent.

Dans cette histoire, j’essaie aussi de montrer que Roméo et Juliette vivent chacun, avant de se rencontrer, dans une obscurité profonde, comme des enfants qui se réveillent en panique au milieu de la nuit et ont peur du noir ; allumez la lumière et ces enfants la chériront plus que tout au monde. C’est ce type de relation qui naît entre eux, un besoin essentiel l’un de l’autre, addictif : il est pour elle comme elle est pour lui la lumière qui s’allume dans la nuit. Le livret est d’ailleurs particulièrement bien écrit, à cet égard, qui file tout le long de l’œuvre cette dialectique du jour et de la nuit. Par ailleurs, la décision de Juliette est peut-être encore plus radicale et extrême que chez Shakespeare : dès la première rencontre, elle décide que ce sera Roméo ou la mort. On dit toujours que l’amour de Roméo et Juliette est « romantique », cela signifie que c’est un amour violent est sans compromis. Dans toutes les cultures, il y a des stratégies pour canaliser la violence et l’agressivité des jeunes, leur désir de rébellion ; dans plusieurs cités de la Grèce antique par exemple, on envoyait les jeunes au-delà des murailles pendant un certain temps, dans des conditions souvent très dures rappelant celles du service militaire, dans d’autres civilisations, on parle d’ « initiation », ce qui n’est pas forcément plus doux.

R.M. : Est-ce que Roméo et Juliette vivent aussi chez Gounod une telle initiation ?

V.H. : Absolument ! Mais ce qui est rare, et très beau, c’est qu’ils s’initient eux-mêmes, ils apprennent beaucoup—et vite—l’un de l’autre, en réaction au discours du monde des adultes, représenté par le père Capulet et Gertrude. Frère Laurent a un rôle plus ambigu, et on peut considérer que la scène du début de l’Acte III, où il marie les jeunes amoureux, comme la scène où il remet à Juliette le poison (dans l’acte IV) s’apparentent à des scènes d’initiation. Roméo et Juliette découvrent simultanément l’amour et la mort. C’est une pièce qui nous questionne sur notre propre peur de la mort, mais aussi sur l’envie de mourir. Les jeunes veulent mourir, la vieille société, elle, veut rester jeune à tout prix.

R.M. : Une société à l’envers, alors ?

V.H. : La démographie fait que certains pays européens sont aujourd’hui vieillissants, avec plus de personnes âgées que de jeunes, ce qui pose de nombreux problèmes, notamment pour l’économie et le système des retraites. Les sociologues montrent comment les générations âgées vivent de plus en plus aux frais des jeunes générations. Les appartements, par exemple valent trois fois plus cher qu’il y a 20 ans, ce qui signifie que quelqu’un qui a 25 ans aujourd’hui et achète un appartement s’endette pour toute sa vie et enrichit la génération de ses parents, ou de ses grands-parents. Dans ma mise en scène, les vieux sucent le sang des jeunes, comme des vampires : ils ont besoin de cette jeunesse qui prend soin d’eux, qui les entretient et paie leur retraite, mais en même temps, ils ne les laissent pas vivre et entendent décider pour eux qui ils doivent fréquenter, qui ils doivent épouser. C’est pourquoi Roméo et Juliette n’ont aucun autre choix, ils sont victimes d’une société égoïste et aveugle qui ne leur laisse aucune issue, même quand eux ont ce courage magnifique de proposer la paix, comme lorsque Roméo répond à Tybalt hors de lui dans l’acte III « Le temps des haines est passé ». Il n’y a pas d’échappatoire. Il en va ainsi sur la scène, dans la scénographie conçue par Aurélie Maestre, qui a dessiné un lieu très beau mais dont on ne peut jamais sortir, d’autant plus claustrophobique qu’il semble changer mais reste toujours le même.

R.M. : Le cœur de l’opéra, ce sont les quatre duos entre Roméo et Juliette, qui en font une œuvre très intime.

V.H. : Roméo et Juliette est avant tout un long et unique duo d’amour. Les duos sont magnifiques, musicalement, mais pour le metteur en scène, ils représentent aussi un risque, celui d’une monotonie, de l’impression que c’est la même scène qui se prolonge indéfiniment. On doit montrer l’évolution de la musique et des personnages. Roméo et Juliette vont réaliser tout un parcours ensemble. Scéniquement, cela signifie que chaque duo doit être un recommencement, et que pour les chanteurs, il faut à chaque fois trouver une nouvelle couleur, une nouvelle façon de bouger, de se chercher, de se toucher : leurs corps mêmes doivent faire ressentir aux spectateurs qu’ils sont en train de changer, d’apprendre, de grandir, très vite. Ici à Lucerne, j’ai la chance de travailler avec Regula Mühlemann et Diego Silva dans les rôles titre, deux jeunes chanteurs, ce qui est essentiel pour cette œuvre, car je crois que si certaines œuvres —comme Tristan et Isolde par exemple—peuvent et parfois doivent raconter l’histoire d’un couple qui a déjà vécu, Roméo et Juliette parle absolument de la jeunesse, et on ne peut pas tricher avec ça.

R.M. : Chez Shakespeare, il y a un humour incroyable dans la langue, que le livret de Jules Barbier et Michel Carré a un peu perdu de vue, mais qui fleurit pourtant sur scène. Quelle place la tragédie des tragédies laisse-t-elle à l’humour ?

V.H. : J’ai passé du temps avec Shakespeare car la dernière pièce sur laquelle travaillait Patrice Chéreau—dont j’étais l’assistant— était As you like it , que nous devions faire aux Ateliers Berthier, à Paris, en 2013. Il est mort quelques jours avant les premiers jours de répétitions, mais nous avions passé des mois sur le texte, sur la traduction, nous avions travaillé avec Yves Bonnefoy, l’un des plus brillants spécialistes et traducteurs de Shakespeare, dont Patrice disait qu’il avait parfois eu l’impression, en le questionnant, de poser des questions à Shakespeare lui-même… Donc Yves Bonnefoy nous avait montré comment dans chaque phrase il y avait de l’ironie, des allusions sexuelles, comment les mots pouvaient se retourner et signifier autre chose, raison pour laquelle il est si difficile de traduire Shakespeare. Car il y a souvent chez lui, au revers du tragique, une certaine légèreté, qui rend tout plus humain. J’essaie ainsi de montrer que cette société vieillissante, dure, est aussi avide de plaisirs, que jusqu’au bout elle veut profiter de tout : manger, boire, faire la fête, qu’elle veut aussi du sexe, de la drogue, « bien vivre », en somme, tout en refusant aux nouvelles générations les mêmes plaisirs.

R.M. : Dans l’opéra, la fin reste ouverte : on ne sait pas si la réconciliation souhaitée par Frère Laurent aura lieu. Est-ce que la mort est une solution ou une catastrophe ?

V.H. : La mort est pour Roméo et Juliette la seule possibilité de prendre en main leur destin et de devenir libres. Ce qui a déclenché toute ma lecture de l’œuvre vient d’une phrase de Capulet dans l’acte IV, quand il demande à Juliette horrifiée d’épouser Pâris et que pour se justifier il lui dit :

La volonté des morts
Comme celle de Dieu lui-même,
Est une loi sainte, une loi suprême !
Nous devons respecter la volonté des morts !

Qu’est-ce que cela signifie pour une société de laisser les morts décider pour les vivants ? On fait parfois des choses parce que les parents l’ont décidé ainsi, et avant eux, leurs parents, et finalement on peut perdre la trace et le pourquoi d’une décision qui un jour fut prise et continue à dicter aveuglément sa loi. Alors parfois on se réveille, et on ne trouve d’autre sens à sa propre vie qu’une promesse faite à un grand-père. C’est la revanche des morts : c’est affreux de devoir quitter la Terre, alors ils se vengent en continuant à imposer des choses aux vivants. Il y a l’exemple terrible de Leoš Janáček, qui lègue à une femme dont il était épris, et qui avait presque quarante ans de moins que lui, de l’argent et les droits de certaines de ses compositions à la condition expresse qu’elle ne se marie jamais. Dans l’univers de Roméo et Juliette, la logique complètement folle de la société est que, si ce sont les morts qui décident, alors la seule façon de pouvoir décider à son tour, c’est de mourir.