Lakmé Léo Delibes Lakmé Léo Delibes Opéra en trois actes, livret d’Edmond Gondinet et Philippe Gille, d’après la nouvelle de Pierre Loti, Rarahu ou le Mariage de Loti. Créé le 14 avril 1883 à Paris à l’Opéra Comique. Nouvelle production de l’Opéra Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon Durée 2h45 Opéra comédie, du 26 octobre au 4 novembre 2012 Création Direction musicale : Robert Tuohy Mise en scène et décors : Vincent Huguet Costumes et assistant aux décors : Nicolas Guéniau Lumières : Dominique Bruguière, Pierre Gaillardot Chef de chœur : Noëlle Gény Chef de chant : Anne Pagès-Boisset Collaboratrice artistique : Julia De Gasquet Assistant aux costumes : Colette Huchard Distribution Lakmé : Sabine Devieilhe Gérald : Frédéric Antoun Nilakantha : Marc Barrard Frédérick : Marc Callahan Mallika : Marie Karall Miss Ellen : Anaïs Mahikian Miss Bentson : Karine Motyka Hadji : Loïc Félix Rose : Véronique Parize Un voleur : Laurent Sérou Un marchand chinois : Nikola Todorovitch Un diseur de bonne aventure : Franck Bard Danseurs : Marion Fievet, Lucie Gutierres, Waskar Coello, Alfredo Morales Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon Chœurs et chœurs supplémentaires de l’Opéra national Montpellier Languedoc-Roussillon Avec l’aimable participation de Nirupama Nityanandan Photos : ©Marc Ginot, Opéra national de Montpellier Note sur la mise en scène par Vincent Huguet “ Un sourire sans fin ” Jeune attaché d’ambassade : Que faites- vous ? Venez… Vice-consul de France à Lahore : J’écoute India song. (Temps.) Je suis venu aux indes à cause d’India Song. Vice-consul : Cet air me donne envie d’aimer. Je n’ai jamais aimé. Marguerite Duras, India song, Gallimard, 1973 Une jeune femme assise au bord d’un fleuve, perdue dans la contemplation de l’eau qui emporte vers la mer les pétales de fleur qu’elle y jette et qui rejoignent les branches décharnées et les débris flottants. La mousson d’été, la chaleur étouffante, des tissus étalés sur un quai composant un damier bleu où chacun avance selon les lois du désir. Un père qui aime trop, un jeune homme qui n’aime pas assez, un autre qui n’ose pas, la foule qui voit tout, juge, applaudit ou condamne. Une forêt lacustre sous les étoiles… Premières images. De quoi parle Lakmé ? Si je me remémore la première fois que j’ai écouté le disque qui venait alors d’être gravé par Natalie Dessay sous la direction de Michel Plasson, je me souviens d’un émerveillement, des frissons provoqués par les chœurs, du grand air de Gérald et du numéro comique de Mistress Bentson, d’une langue que l’on comprend parfaitement. Lakmé fait partie des œuvres qui « charment instantanément » et nombreux sont ceux qui sont venus à l’opéra grâce à Lakmé, attirés par les clochettes et le jasmin puis envoûtés par le reste. On oublie souvent derrière ces airs victimes de leur succès la beauté de cette musique, que l’on aime sans la prendre trop au sérieux, peut-être à cause de son auteur, Léo Delibes, plus connu pour ses ballets, dont Coppélia, et ses opérettes. Comme si on n’était pas capable d’être gai, léger, et puis un jour sérieux, avec le même talent. Les Français sont parfois les premiers à bouder cette page de leur histoire musicale et je me réjouis particulièrement que ce soit un jeune chef américain, Robert Tuohy, qui recherche avec passion toutes les couleurs de la partition comme il le fait pour les subtilités et les bizarreries de notre langue. Une histoire d’amour, évidemment, contemporaine de Carmen et cousine pas si germaine de Madama Butterfly qui, vingt ans plus tard, viendra clore la vague orientaliste qui déferle alors sur la musique comme sur le reste des arts pour le meilleur et pour le pire. L’Inde est plutôt rare sur les scènes lyriques, même en y annexant Les Pêcheurs de perles de Bizet ou Le Roi de Lahore de Massenet. Mais surtout cette Inde-là : une Inde moins folklorique qu’il y paraît, malgré les fleurs et les pagodes, une Inde coloniale, déchirée entre la population Hindoue et les conquérants britanniques, prêts à faire couler le sang pour asseoir l’autorité de la reine Victoria sur la perle de son Empire. Si l’on suit le livret de Lakmé au pied de la lettre, ce serait d’ailleurs de cela que meurt la jeune Hindoue, puisque Gérald, son amoureux, doit partir « combattre des rebelles » qui pourraient bien être les Cipayes qui dès 1857 se mutinèrent contre la Compagnie anglaise des Indes orientales. Mais on ne voit pas la guerre dans Lakmé, on devine plutôt les tensions invisibles, les regards noirs croisés sur un marché, les bousculades pas tout à fait involontaires, les prémices de la résistance passive dont Gandhi se fera le champion. Les éléments qui composent la matière de Lakmé sont là : une société coloniale où deux mondes s’attirent et se repoussent, capables d’autant d’intensité et de violence dans le désir que dans le rejet. Les personnages de l’œuvre incarnent chacun un point de vue, du rejet catégorique et caricatural de l’autre proféré par Nilakantha côté Hindous et Mistress Bentson côté Anglais à la fascination aveugle dont seraient coupables Frédéric, mais surtout Gérald, en passant par la curiosité bienveillante mais non exempte de clichés d’Ellen et Rose, jeunes femmes en fleurs et en goguette. Quant à Lakmé… c’est sans doute elle qui a l’attitude la plus complexe, à la fois la plus naïve et la plus clairvoyante. Cet échiquier que dessine la société coloniale divise donc les Hindous et les Anglais, les vieux et les jeunes – Mistress Bentson et Nilakantha incarnant en quelque sorte les parents d’une marmaille bien agitée – , les croyants et les mécréants, les garçons et les filles. Mais pas à la façon des infranchissables castes indiennes : les clôtures sont ébréchées et les interdits parentaux ne pèsent pas lourd face au désir d’aller vers l’autre, de le découvrir, de l’aimer. Quand les chanteuses et les chanteurs sont aussi jeunes et glamour que ceux que j’ai la chance de faire répéter sur la scène de Montpellier, il peut même y avoir quelque chose de mozartien dans la façon dont le désir circule entre eux, joue des tours aux uns et aux autres, rebondit : trois garçons, quatre filles, beaucoup de possibilités. Mais attention, pas de happy end au pays de Dourga. L’amour n’y est pas un jeu et ce n’est pas parce que les Anglais le savent pertinemment que Gérald n’ira pas vers Lakmé. Autant foncer vers quelqu’un un couteau à la main… Mais qu’est-ce qui peut rapprocher deux personnes que tout éloigne, que tout devrait empêcher de se rencontrer, sinon le désir, capable en un instant d’abolir les différences de langue, de religion, de culture, de classe sociale ? Oui, mais pour combien de temps ? C’est cela aussi que raconte Lakmé : une parenthèse, le temps que dure un désir, le temps qu’il faut au monde pour le rattraper et l’anéantir. Cette Inde, je n’ai jamais pu l’imaginer peuplée de casques blancs et rythmée par les bruits de bottes, malgré les fifres des marches militaires qui rappellent Gérald à son devoir. Parce qu’il me semble qu’une autre ligne de frontière divise dans Lakmé ceux qui rêvent – Lakmé et Gérald – et ceux qui rappellent les contingences du « monde réel » : dès le premier acte, les Anglais débattent précisément de cela dans un pétillant quintette, dans des termes certes moins profonds que ceux choisis par Wagner pour écarteler son Tannhäuser entre Vénus la tentatrice et É́lisabeth la raisonnable, mais c’est de cela qu’il s’agit : la différence entre l’orient et l’occident se situerait aussi dans la capacité à rêver, à vivre au-delà de ce qui est permis. À ces jeunes Anglais et à leurs compagnes, l’Inde tend un miroir dans lequel il n’est pas plus facile de se mirer que dans les eaux du Gange. Loin de la Tamise, rien n’est plus évident, les désirs s’exacerbent, le spleen menace, l’incompréhension règne, le sacrilège est à portée de main, aussi redoutable que tentant. Plus j’ai écouté ces Anglais, plus je les ai regardés se comporter, plus il m’a semblé qu’ils nous étaient parfaitement contemporains : ce mélange de bonne volonté et d’immense maladresse, de sentiment de supériorité et de culpabilité, de violence et de douceur me paraît caractériser aussi bien les Anglais envoyés hier dans les colonies que ceux qui arpentent ces territoires aujourd’hui, qu’ils soient touristes, étudiants, commerçants, consultants ou encore membres d’une ONG pour la défense des tigres du Bengale ou contre le travail des petites filles dans les usines de tissage. Au fond, peu importent leurs raisons d’être là : même quand ils croient être préparés et arriver des années-lumière après Kipling, ils débarquent quand même avec des idées reçues, des bagages lourds à porter et plein de gaffes, malgré les meilleures intentions. Si la rencontre avec l’autre est possible, elle se paie souvent au prix fort, pour l’un ou pour l’autre. Gérald et Lakmé parviennent à se rencontrer parce qu’ils font le même rêve au même moment. Mais, quand la jeune Hindoue voit poindre le jour et entrevoit le douloureux réveil, elle préfère s’y soustraire et prolonger infiniment la nuit. Elle mord dans une fleur qui donne la mort comme l’Anne-Marie Stretter d’India song disparaît une nuit dans les eaux sombres du delta. Au matin, on ne retrouve que son peignoir sur la plage. L’une et l’autre sont victimes, certes, victimes des hommes, du monde colonial, mais des victimes qui préfèrent quitter la partie avant une fin qu’elles connaissent et qu’elles refusent de subir. On ne verra donc pas de soldats qui défilent dans cette Inde d’aujourd’hui : les Anglais font irruption sur le rivage d’un fleuve où l’on teint des tissus, où on les étend au soleil pour qu’ils sèchent. Lieu de travail, lieu de vie, lieu de culte, le ghât est en Inde un gradin qui descend vers l’eau, des marches qui peuvent ressembler à celles d’un temple où l’on peut dormir, manger, se laver et même mourir. C’est donc ce rivage que nous avons cent fois redessiné avec Nicolas Guéniau – qui a également conçu les costumes de ce spectacle – qui sert de décor à Lakmé, un rivage qui se transforme au fil des heures, devenant enclos mystérieux, marché, place, pagode et enfin forêt aussi sombre et humide que celle de Pelléas et Mélisande. Mais l’orientalisme, qu’appréciait tant le public du XIXème siècle et qui compta dans le succès de Lakmé, qu’en faire, aujourd’hui ? Le suivre littéralement, c’est choisir la voie du kitsch, tenter d’aller contre, c’est dénaturer l’œuvre ou risquer la caricature (Nilakantha en chef d’une bande de terroristes fanatiques veillant jalousement sur sa fille voilée, forcément voilée…). Il m’a semblé qu’un motif pouvait actualiser cette gourmandise pour l’ailleurs, en constituer une variation contemporaine : les tissus. Ces précieux tissus aux couleurs inimitables que les voyageurs ramènent dans leurs bagages et qui font le faste des films Bollywood, n’incarnent-ils pas à la fois le pouvoir de fascination de l’Inde, intact, et en même temps le rôle qu’elle joue dans un monde globalisé, celui d’un atelier de textile planétaire, produisant à bas prix mais à un coût humain souvent exorbitant les chemises dont nous nous vêtons tous les jours ? Les tissus sont donc omniprésents dans cette Lakmé, teints au bord de l’eau avec des pigments aussi beaux et toxiques que les daturas dans l’acte I, suspendus dans les airs comme des tapis volants dans l’acte II ou encore pendus comme de longues lianes à des séchoirs dans l’acte III. Les tissus transforment le rivage au fil des heures du jour et de la nuit, de même que les désirs et les sentiments cherchent leur place dans le courant du fleuve, parcouru d’une onde sensuelle que la musique a rarement rendue si palpable. Lakmé est au centre de ces courants contraires, jeune femme qui chante à la perfection les saintes prières mais rêve d’autre chose, déchirée entre l’amour d’un père qui attend beaucoup trop d’elle et le désir d’un étranger qui lui dit des mots qu’elle n’a jamais entendus et qui s’immiscent en elle comme un exquis poison. Elle voudrait être la petite idole que son père a cru façonner pour se consoler de ses échecs, mais elle n’a pas renoncé à vivre, à espérer un autre destin et c’est cet élan qui sera le plus fort. De ce choix impossible, Delibes a composé une mélancolie qui est sans doute le trait le plus caractéristique et le plus touchant de Lakmé, une petite musique où le bonheur et le désespoir ont parfois la même couleur. Ceux qui l’entourent sont à la fois fascinés par ce caractère, mais aussi intimidés, conscients que ni leur amour ni leurs actes ne seront assez puissants pour l’atteindre, et encore moins pour la changer. Meurt-elle vraiment de l’abandon de Gérald ? Rien n’est moins sûr, car l’acte III de Lakmé, avec cet exil dans la forêt, cette source sacrée où vont boire les amoureux, ne peut que faire penser au Tristan et Isolde de Wagner (mort deux mois presque jour pour jour avant la première de Lakmé) et à la conception du Liebestod, la « mort d’amour » en français. Les philtres Hindous ont certes d’autres parfums, mais il semble y avoir en Lakmé cette profondeur, un chemin parcouru bien avant d’avoir rencontré Gérald, une réflexion sur la mort, l’aspiration à trouver un apaisement « loin du monde réel ». Un parcours qu’elle croit un moment pouvoir poursuivre et partager avec Gérald, qu’elle espère convertir à sa philosophie, mais qu’elle finira seule quand elle comprend qu’il est incapable de la suivre. En cela Lakmé est proche d’Anne-Marie Stretter, figure durassienne par excellence qui à la fin d’India song, juste avant de disparaître dans la brume et les eaux du Delta, effraie malgré elle un invité qui dit d’elle : « Le sourire sans fin fait peur ». C’est cette jeune femme que j’aimerais trouver, plus que la vestale sucrée qui l’a souvent masquée.