Didon et Énée

Henry Purcell

Didon et Énée

Henry Purcell

Opéra en un prologue et trois actes sur un livret de Nahum Tate créé en décembre 1689 au pensionnat pour jeunes filles de Chelsea, à Londres.

Nouveau prologue sur un texte original de Maylis de Kerangal

Nouvelle production du Festival d’Aix-en-Provence et de son académie en coproduction avec le Théâtre du Bolchoï-Théâtre académique d’État de Russie.

Durée 1h15

Festival d’Aix-en-Provence, cour de l’Archevêché, du 7 au 23 juillet 2018.

Création

Direction musicale : Václav Luks
Mise en scène : Vincent Huguet
Scénographie : Aurélie Maestre
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Bertrand Couderc
Dramaturgie : Louis Geisler

Répétitrice de langue : Sophie Daneman
Assistant à la direction musicale, chef de chant : Pierre Gallon
Assistante à la mise en scène : Sophie Petit
Assistante aux costumes : Marie Szersnovicz

Distribution

Didon : Kelebogile Pearl Besong (7/07), Anaïk Morel (9-23/07)
Femme de Chypre : Rokia Traoré
Énée : Tobias Greenhalgh
Belinda : Sophia Burgos
Enchanteresse/Esprit : Lucile Richardot
Seconde Femme : Rachel Redmond
Première sorcière : Fleur Barron
Seconde sorcière : Majdouline Zerari
Marin: Peter Kirk

Chœur et orchestre Ensemble Pygmalion

Continuo :
Clavecin : Pierre Gallon
Clavecin et orgue : Ronan Khalil
Harpe : Angélique Mauillon
Théorbe : Pierre Rinderknecht
Théorbe : Diego Salamanca
Viole de gambe : Josh Cheatham
Violoncelle : Antoine Touche
Contrebasse : Thomas De Pierrefeu

Prologue:
N’Goni : Mamah Diabaté

Actrice : Lucile Tèche

Photos : © Vincent Pontet et Festival d’Aix-en-Provence

Reprise à Moscou

Théâtre du Bolchoï-Théâtre académique d’État de Russie, Nouvelle scène, 5-8 décembre 2019

Direction musicale : Christopher Moulds
Mise en scène : Vincent Huguet
Scénographie : Aurélie Maestre
Costumes : Caroline de Vivaise
Lumières : Bertrand Couderc
Dramaturgie : Louis Geisler

Assistant à la direction musicale, chef de chant : Bernard Robertson
Assistante à la mise en scène : Sophie Petit et, pour le Bolchoï, Elizaveta Morozov et Oleg Naidyonyshev
Assistante aux costumes : Marie Szersnovicz

Distribution

Didon : Anna Goryachova / Ekaterina Vorontsova
Femme de Chypre : Seseg Khapsasova
Énée : Jacques Imbrailo /Aleksander Miminoshvili
Belinda : Anastasia Sokorina / Guzel Sharipova
Enchanteresse/Esprit : Guyane Babadzhanyan / Karina Kherunts
Seconde Femme : Ekaterina Shcherbachenko / Maria Motolygina
Première sorcière : Yulia Mazurova /Anna Semenyuk
Seconde sorcière : Alina Chertash/ Daria Telyatnikova
Marin: Ivan Maximeyko

théorbe (prologue) : Oleg Boyko

Chœur et orchestre du Théâtre du Bolchoï

Photos : © Damir Yusupov

Note sur la mise en scène
par Vincent Huguet

Didon sur les rives de l’exil

 

Si de plus en plus d’incertitudes entourent la genèse de Dido & Aeneas, la seule chose dont on est à peu près sûr est que l’œuvre a été représentée en 1689 à Londres, dans un pensionnat pour jeunes filles nobles de Chelsea. À l’issue de cette représentation, une certaine Lady Dorothy Burke aurait déclamé un épilogue, écrit non sans malice par Thomas d’Urfey, qui devait tirer la morale de cette histoire, au cas où elle ne serait pas apparue assez clairement à ces « innocentes [à] l’esprit en paix grâce au Ciel » : se protéger de « la suprême perfidie des hommes ». On ne sait pas si ces mots firent l’effet de gouttes d’eau sur pierres brûlantes ou s’ils jetèrent un peu plus d’huile sur le feu du bûcher où Didon expirait d’un amour absolu, tyrannique, tel qu’on l’imagine ou le découvre à l’adolescence, le rose aux joues, le cœur en flammes.

 

L’histoire de la reine de Carthage se raconte très vite chez Purcell, comme le sable pris sur la plage coule entre les doigts : à peine un amour réciproque à demi avoué, le tonnerre gronde, Énée, manipulé, a une raison sérieuse de lever l’ancre—fonder Rome—et voici déjà Didon en proie aux ténèbres et à la mort. « Souviens-toi de moi ! mais, ah ! oublie mon destin. » : c’est déjà fini, une heure n’est pas passée.

Au royaume des belles abandonnées, la gloire de Didon, c’est cette mort pleine de courage et de dignité, ce refus de survivre au départ de l’homme qu’elle s’était enfin autorisée à aimer. Les peintres sont là par légions qui ont représenté cet instant tragique, où l’héroïsme féminin semble trouver son paroxysme dans le martyre. Et pourtant, lorsque Didon chante « When I am laid in earth » (« Lorsque je reposerai en terre »), il y a quelque chose dans la musique de Purcell qui semble demander encore et encore, obstinément : « de quoi meurt-elle ? ». Et dès le début, dès la première scène, Didon apparaît affligée, « oppressée par des tourments impossibles à confesser », inaccessible, réfractaire à la gaieté que Belinda tente en vain de lui insuffler. Comme Cléopâtre, comme Ariane, Didon ne peut se résumer à sa fin tragique : il y a toute une vie avant, tout un parcours qui l’a menée là, il y a une Didon avant Énée et même avant Carthage.

 

Cette vie, on peut l’imaginer, la reconstituer, à travers différentes sources, dont l’Énéide de Virgile est la plus connue, mais pas la seule : d’autres historiens romains racontent les premières années de la princesse de Tyr et de son frère Pygmalion, tandis qu’une tradition se prolonge jusque dans la Tunisie d’aujourd’hui pour conserver le souvenir de celle que l’on nomme aussi Elissa, «la reine vagabonde » selon la formule de Fawzi Mellah. Que Nahum Tate, auteur du très beau livret sur lequel Purcell composa son opéra, n’ait retenu qu’une partie de cette histoire—la fin—, comme la plupart des autres librettistes et artistes inspirés par Didon, donne envie d’en savoir plus sur cette femme capable en une nuit de quitter sa patrie phénicienne sur un bateau rempli presque exclusivement d’hommes et d’errer longtemps sur la mer avant de fonder Carthage. Ce qu’Énée part réaliser en Italie, elle l’a déjà accompli elle-même, ce qui n’est pas si fréquent dans l’histoire ni même dans les légendes. Avant Énée, Didon a connu le deuil, la violence, les hommes, la folie du pouvoir, les mauvais rêves qui disent de partir tout de suite, avant que le jour se lève, les rivages qui se dressent comme des murailles et repoussent vers le large ces êtres en fuite dont personne ne veut. Carthage naît de cette errance, de ce désir de survivre et de reconstruire ailleurs une vie qui s’est brisée sur le sol natal. Ses ruines racontent la fragilité de cette renaissance.

 

Ainsi bruissent des échos qu’on ne soupçonnait peut-être pas entre les murs du « couvent anglais et protestant » : de Tyr à Carthage en passant par Chypre, puis Rome, c’est une histoire née de la Méditerranée, une histoire d’exils, de gens qui prennent la mer coûte que coûte, vendent leur âme ou leur corps, bravent les tempêtes, se rencontrent au gré de circonstances exceptionnelles mais doivent presque aussitôt se séparer, qui parfois se tendent la main et parfois se trahissent violemment et qui, souvent, meurent. Didon n’est pas une sainte et pour survivre, elle a pris des risques immenses mais elle a aussi asservi, menti ; pour fonder Carthage, elle a berné la communauté qui vivait là puis a refusé l’assimilation, dont Rome saura à l’inverse tirer une grande partie de sa puissance. La haine que lui vouent les « sorcières », d’où provient-elle ? Elles ont sûrement une raison de vouloir lui faire du mal, ces Sabines avant les Sabines, mais leurs destins sont liés. On sent, tout au long de l’opéra de Purcell, une relation forte entre la reine et le chœur, c’est-à-dire cette communauté hybride qui l’entoure, qui a fondé cette nouvelle ville, cette « colonie » avec elle, et qui semble joyeuse, versatile, mélancolique, frondeuse, voire fiévreuse, comme les mercenaires réunis « à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar » au début de la Salammbô de Gustave Flaubert. Ce peuple d’exilés est à la fois sa mémoire, son identité, et sa mauvaise conscience, comme le miroir qui lui révèle la grandeur et la vanité du pouvoir qu’elle a acquis. Face à eux, face à ces « sorcières » ivres de vengeance, Didon fait face à sa propre vie, puis à sa mort.

 

Et l’amour ? Est-il permis à une reine d’aimer ? Purcell, qui dans les années qui suivirent la création de Dido & Aeneas mit en musique tout le court règne de la reine Mary, jusqu’à sa mort, en savait certainement beaucoup sur le cœur des princesses, utilisées dès leur enfance pour tisser des alliances, mariées sans leur consentement à des cousins ou des vieillards, envoyées loin de chez elles du jour au lendemain. Sur les rivages foulés par Didon, au pied des mêmes murailles ou d’autres plus lointaines, passent encore des cohortes de reines sans couronne, femmes yézidies, lycéennes nigérianes, qui subissent la violence de conflits qui ne leur laissent quasiment aucun échappatoire. Comme elles, Didon a été capable de surmonter les pires épreuves ; elle est toujours en vie, mais hantée par les choix qu’elle a dû faire, peut-être détruite par ce qu’elle a vécu. Énée serait alors comme une dernière chance, une petite flamme, mais faible, comme Purcell l’a composé : aucun duo d’amour exalté, presque seulement les doutes, les suppliques puis les adieux. Purcell semble exprimer moins une grande histoire brutalement rompue qu’un sentiment qui n’arrive pas à prendre. Avant même que les « sorcières » ne fomentent le départ d’Énée, Didon refuse les avances du Troyen et elle le chasse quand, malgré l’ordre reçu, il parle de rester auprès d’elle. Pas d’époux, pas de mariage, pas d’enfant, pas de descendance. Fin de son histoire. Mais c’est elle qui a décidé de s’arrêter là, de ne pas transmettre, de mourir en faisant des adieux qui viennent de très loin, qui sidèrent parce qu’ils distinguent la femme de son destin. Ce que demande Didon, c’est exactement l’inverse de ce qui se passera à Rome à l’époque impériale, où après la mort on divinisera l’empereur tout en oubliant l’homme. Seule la femme reste, qui en se défaisant de tout ce qu’elle a conquis, devient une de ces autres femmes, une de ces naufragés : sa voix devient la leur.