Werther

Jules Massenet

Werther

Jules Massenet

Drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux sur un livret d’Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann, d’après le roman épistolaire de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther. Créé le 16 février 1892 à Vienne traduit en allemand, puis en français à Genève et à Paris, à l’Opéra-Comique, le 16 janvier 1893.

Nouvelle production du Stadttheater Klagenfurt.

Durée 2h45

Stadttheater Klagenfurt du 2 novembre au 21 décembre 2017

Création

Direction musicale : Lorenzo Viotti (02-22/11)
Giedre Slekyte (24/11-21/12)
Mise en scène : Vincent Huguet
Décors : Aurélie Maestre
Costumes : Clémence Pernoud
Conseiller pour la chorégraphie : Lukas Zuschlag
Assistant chef d’orchestre : Mitsugu Hoshino
Académie de chant de Carinthie : Apostolos Kallos
Chefs de chant : Wolfgang Fritzsche et Matteo Pirola
Dramaturgie : Markus Hänsel
Assistante à la mise en scène: Elisabeth Wulz
Assistant aux décors : Thomas Mörschbacher
Assistante aux costumes : Deliana Kremser

Distribution

Werther : Attilio Glaser
Charlotte : Anaïk Morel
Albert : John Brancy
Sophie : Keri Fuge
Le Bailli : Karl Huml
Schmidt : Joshua Owen Mills
Johann : Jisang Ryu
Käthchen : Lisa-MariaLebitschnig
Brühlmann : Johannes Puchreiter
Fritz/Max/Hans/Karl/Gretel/Klara : Erik Bartos, Timur Heis, Moritz Kallos, Elias Lauchart, Charlène Boisseau, Marie Gruber, Sophia Hassler, Anna Lena Vogl

Singakademie Carinthia
Kärntner Sinfonieorchester

© Photos : karlheinzfessl.com

Note sur la mise en scène
par Vincent Huguet

 Ô souffle de l’enfance

« Et il avait raison Van Gogh, on peut vivre pour l’infini, ne se satisfaire que d’infini, il y a assez d’infini sur la terre et dans les sphères pour rassasier mille grands génies, et si Van Gogh n’a pas pu combler son désir d’en irradier sa vie entière, c’est que la société le lui a interdit. »

Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, 1947

 

Face au mystère que demeure un suicide, Antonin Artaud, visitant en 1947 à Paris une exposition consacrée à Vincent Van Gogh, avait forgé cette conviction : le peintre était le martyr d’une société qui ne voulait pas le comprendre. Il n’était pas mort de folie ou de faiblesse, mais du refus de ses contemporains de l’accepter : « suicidé par la société », donc.

Peut-être que Van Gogh occupe aujourd’hui dans notre imaginaire la place que Werther occupait à la fin du XVIIIe siècle et au XIXème siècle pour plusieurs générations qui en firent un véritable mythe romantique. Le peintre hollandais comme le jeune homme imaginé par Goethe à partir de sa propre expérience et de celle de ses amis peuplent un monde où les êtres meurent toujours trop jeunes, laissant aux vivants des questions sans réponse, des regrets, et une part d’ombre parfois durable. C’est dans cette ombre que Massenet et ses librettistes ont puisé leur inspiration quand ils s’emparent de l’œuvre de Goethe dans les années 1880. Werther a en effet cette particularité de s’attacher à montrer le chemin qui mène jusqu’à l’acte fatal, ses différentes étapes, et peut-être que l’opéra le montre encore plus clairement que le roman épistolaire en contractant le temps et en faisant se succéder les saisons qui mènent du riant été au glacial hiver comme le déroulement inéluctable d’une tragédie. Le suicide n’est ici ni un acte désespéré, ni une pulsion qui prend par surprise, ni un appel au secours ; c’est une décision, qui tient plus du Liebestod wagnérien que du hara-kiri de Cio-Cio-San, et c’est peut-être même une décision qui est prise à deux :

« Et je crois qu’il y a toujours quelqu’un d’autre à la minute de la mort extrême pour nous dépouiller de notre propre vie. » écrivait aussi Antonin Artaud. Ce « quelqu’un d’autre », c’est Charlotte, la « Lotte » de Goethe qui dans l’opéra de Massenet prend encore plus d’importance pour devenir au moins la moitié de ce mythe : sans Charlotte, pas de Werther. Ils s’aiment, oui, mais sombrement. Ils se sont reconnus, et ni la raison préconisée par Albert l’époux magnanime ni la gaieté fleurie chantée par la jeune Sophie, ni l’hédonisme du Bailli et de ses deux compères n’entraveront ce pas de deux de plus en plus dangereux, cette addiction mutuelle qui grandit et qui pourtant ne prend pas tout à fait la forme d’une passion. Leur lien est d’une autre nature, plus proche du mythe raconté dans le Banquet de Platon, car voici leurs âmes réunifiées : deux corps, mais une âme. Une âme d’orphelin, c’est cela que Werther et Charlotte ont en commun, avec ce manque, cette absence, qui rejouent dans leur relation, avec cette mélancolie qu’ils partagent, ces vers d’Ossian qu’ils lisent ensemble comme s’ils se rendaient secrètement dans un jardin de tristesse. Et par dessus tout, l’enfance, qui est partout dans Werther, plus encore chez Massenet que chez Goethe, l’enfance qui fait irruption dès le début de l’œuvre, avec ces chants de Noël chantés en plein mois de juillet, comme si l’enfance rendait tout permis et possible, comme s’il pouvait se mettre à neiger en plein été. L’enfance est le véritable leitmotiv de l’œuvre, dans les mots comme dans la musique, et l’opéra en décline toutes les variations : la joie et les jeux des frères et sœurs de Charlotte, leur insolence, la tristesse des orphelins, l’innocence mais aussi la lucidité, et puis, pour Werther, ce refus absolu qu’on lui dise « non », ce rêve d’être encore un enfant, de revenir dans ce monde qui paraît plus facile, ou du moins plus habitable pour lui. Car il partage avec le Lenz de Georg Büchner (la nouvelle est publiée en 1839, deux ans après la mort de son auteur à l’âge de 23 ans) cette intranquillité, cette incapacité à trouver le calme et le réconfort, même auprès de Charlotte. Pour elle, l’enfance est un monde dont elle a été brutalement chassée, quand à la mort de sa mère elle a dû reprendre son rôle, mais Werther n’est pas un enfant de plus : c’est un homme, qui prend trop de place mais dont elle a besoin pour devenir une femme. Le paradoxe de Charlotte est d’être une mère sans enfants, une mère-sœur, une mère idéalisée par Werther mais qui avec lui va se conduire en Médée. C’est en cela aussi que l’un et l’autre se sont reconnus, qu’ils se sont choisis, en quête d’une intensité sans laquelle ils ne peuvent plus vivre.

Cette intensité, cette façon d’habiter le monde, ce manque, tout cela se retrouve dans l’éloge de la nature, auquel Werther est souvent associé. Or il y a là aussi un écart à souligner entre Goethe et Massenet : ce rapport avec la nature a profondément évolué en un siècle : la sensibilité de la fin du siècle des Lumières, celle de Goethe, du mouvement Sturm und Drang (Tempête et passion), a été mise à l’épreuve à travers la succession de guerres et de révolutions politiques et industrielles qui ont profondément transformé l’Europe au cours du XIXème siècle. Werther est créé en 1892, au moment même où Claude Monet commence à peindre des séries, celle sur la cathédrale de Rouen, dont il capte les plus infimes variations en fonction des heures du jour et des changements atmosphériques, et celle sur les Nymphéas, pour laquelle il achète et aménage l’étang de Giverny en 1893. La nature est en train de changer, mais aussi la perception qu’en ont les hommes, de jeunes artistes veulent inventer un nouveau langage, une nouvelle façon de voir. Van Gogh meurt en juillet 1890. Et c’est un autre artiste, lui aussi mort trop jeune, à l’âge de 29 ans, qui a inspiré à Clémence Pernoud les costumes de cette société de Wetzlar : Frédéric Bazille (1841-1870), qui est l’un des précurseurs de l’impressionnisme. C’est dans ce monde en train de changer que nous avons imaginé Werther et Charlotte, du côté des artistes, de leurs succès et de leurs échecs, de leurs illuminations et de leurs déceptions, avec d’un côté un Bailli solaire et apollinien et de l’autre un Werther sombre et tourmenté. Autour d’eux, la nature est partout et nulle part, avec la présence obsédante de ces trois arbres que l’on verra évoluer au fil des saisons, et qui sont pour Aurélie Maestre, qui a conçu le décor, et moi-même, un hommage à Sverre Fehn (1924-2009), merveilleux architecte norvégien qui en 1962 a ainsi génialement placé trois arbres au cœur du « pavillon des pays scandinaves » qu’il a construit dans les Giardini de la Biennale de Venise. Car Werther raconte aussi la recherche perpétuelle de la beauté, que même un coup de feu dans la nuit n’abolira pas.