Le fantôme d’Agamemnon. À propos d’Elektra

Patrice m’a parlé pour la première fois d’Elektra en décembre 2010, lors de la soirée qui clôturait « son » automne au musée du Louvre, dont il avait été le « grand invité ». Nous y avions passé un mois entier, il en était heureux et fier et c’est alors qu’il m’a dit qu’on lui avait proposé Elektra, qu’il avait accepté, et qu’il serait très heureux qu’à mon tour j’accepte de l’assister sur ce projet. Nous avons commencé à travailler quelques semaines plus tard.

Il était attiré par l’œuvre car il avait toujours rêvé de mettre en scène du théâtre grec et il était fasciné par Eschyle, par l’Orestie. Mais la place du chœur, plus exactement, la forme à lui donner—texte, musique…—, était à ses yeux un problème presque insurmontable et il citait à titre d’exemples différentes solutions qu’il avait vues et qui ne lui semblaient pas satisfaisantes. Je crois que c’est en grande partie pour cette raison qu’il avait toujours renoncé au théâtre grec alors qu’il l’adorait. Elektra, c’était donc l’occasion pour lui d’aborder enfin ce théâtre, cette matière, dont il était très familier. Par ailleurs, il appréciait aussi Hofmannsthal, notamment la Lettre de lord Chandos et les Lettres du voyageur à son retour. Je crois pouvoir dire que la musique de Strauss, en revanche, a été un certain obstacle, au début : lors des premières séances de travail que nous avons faites chez lui, nous écoutions le disque, dans la version dirigée par Daniel Barenboim—où Waltraud Meier chante déjà Clytemnestre— et il a fallu s’y prendre à plusieurs reprises pour écouter la première scène en entier. Il brandissait la télécommande nerveusement et baissait le volume ou arrêtait tout simplement la lecture du disque, horrifié, en s’écriant que le début de cet opéra « avait de quoi rendre dingue ! ». Mais c’était aussi une façon qu’il avait parfois de commencer à s’approprier une œuvre : en dénoncer les faiblesses ou les excès, quitte à être très excessif lui-même. Car au-delà ce qui l’agaçait ou le rebutait dans la musique de Strauss, et dans certains aspects du livret d’Hofmannsthal, il y avait aussi la trame d’une tragédie antique à partir de laquelle il allait pouvoir composer sa propre narration, ce qui était pour lui la condition indispensable pour accepter de mettre en scène une œuvre, qu’elle soit théâtrale ou lyrique.

Dans la trajectoire de Patrice, il y avait un attrait évident pour les figures mélancoliques. Je me souviens que quand nous sommes allés à l’Opéra d’Amsterdam pour rencontrer Evelyn Herlitzius qui chanterait Elektra, Patrice lui avait parlé d’Électre en lui disant que, vraisemblablement, c’était une personnalité dépressive. Il en avait fait de même avec Pascal Greggory au début des répétitions de Rêve d’automne, de Jon Fosse, et j’avais aussi entendu parler de « dépression » pendant les répétitions de I am the Wind, du même Jon Fosse, pas immensément gai, il est vrai, ou encore de La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès. Mais là encore, je pense que c’était une façon d’aborder l’œuvre, par sa face sombre, qui n’enfermait pas du tout les personnages dans cet état ; c’était juste un début.

Au début d’Elektra, il y a le désir de Patrice, très fort, vécu comme un défi, de réhabiliter Clytemnestre, de s’insurger contre cette caricature que fait d’elle l’œuvre de Strauss et Hofmannsthal, la campant en reine barbare et sanguinaire. Patrice a voulu la libérer de ce cliché, et cela pour au moins deux raisons : la première était qu’il avait décidé que Waltraud Meier serait sa Clytemnestre, et je pense même qu’il a eu envie de mettre en scène Elektra d’abord plus pour Clytemnestre que pour Électre, personnage qui lui était alors assez antipathique. Il trouvait insupportable qu’Électre ait le monopole de la parole, exerce cette tyrannie dans la maison, et surtout, que l’on considère généralement qu’elle avait raison face à sa sœur et sa mère, que son point de vue domine celui des autres. Et puis, aimait-il à dire, Clytemnestre avait peut-être de bonnes raisons de tuer Agamemnon, soigneusement passées sous silence par le livret, et parmi celles-ci, une seule aurait suffi : le meurtre d’Iphigénie, cette autre sœur dont il n’est jamais question et qui est sacrifiée sur la route de Troie. Patrice avait comme premier réflexe de retourner aux sources du livret, et dans le cas d’Elektra, elles sont passionnantes : Eschyle, Sophocle, Euripide un peu aussi, mais moins. Le livret était une chose, il lui trouvait des qualités et des défauts, mais il allait tout de suite voir chez Sophocle et chez Eschyle, pointait ce qui disparaissait, ce qu’Hofmannsthal avait gommé ou ajouté. Nous avons aussi longuement comparé les coupes entre la pièce écrite par Hofmannsthal et le livret d’opéra ; plus encore, Patrice analysait sur l’ensemble de l’œuvre les moments où la musique suivait fidèlement le livret, ceux où elle l’illustrait exagérément, ceux au contraire où elle se faisait plus subtile, laissait plus de place à l’imagination, voire à la contradiction. Dans ces écarts, Patrice cherchait et trouvait du sens, et beaucoup de ses idées et de ses interprétations venaient de ce travail. Sa mise en scène s’est forgée progressivement, longtemps avant de commencer les répétitions, à travers cette archéologie à la fois textuelle et musicale de l’œuvre. Il avait une vision extrêmement claire de l’enchainement des événements, et de la topographie du palais, et c’est à partir de ces quelques éléments que Richard Peduzzi a imaginé le décor. Richard a tout de suite compris, ou deviné, senti—c’était toujours ainsi entre eux—que Patrice avait besoin d’un espace où les circulations seraient très claires, c’est-à-dire une porte qui donne vers l’extérieur, une porte qui mène à l’office et une porte qui mène aux appartements. Il a su aussi faire entrer le ciel dans cette maison, avec cette coupole céruléenne, ce qui n’était pas tout à fait dans la tradition des décors réalisés pour Elektra. Patrice m’a dit un jour avec un sourire très particulier que Richard permettait que je vienne voir avec lui la maquette du décor ; je dis un sourire particulier parce que je pense que c’était un rituel entre eux, qu’il y avait une première phase où ils n’étaient que tous les deux, que personne d’autre ne pouvait prendre part à cet échange, et qu’une fois qu’ils considéraient que c’était assez avancé, ils pouvaient commencer à montrer l’une de ces belles maquettes que Richard monte dans son atelier. Patrice s’asseyait religieusement devant la maquette, à une certaine hauteur, pour voir la scène comme on la voit du parterre, Richard était là, demandant à son assistante de changer tel mur, de bouger la lampe… Ce que j’ai tout de suite aimé dans ce décor, c’est qu’on pouvait sentir que dans cette maison, un jour, les gens avaient été heureux, que le drame n’était pas inscrit sur les murs. On avait vu trop de mises en scène où le décor évoquait une boucherie, une prison, un abattoir, avec des parois d’où suintait le sang… Le décor de Richard évoque la cour d’une maison méditerranéenne dans laquelle le soleil se lève, tous les matins.

Patrice était quelqu’un qui se construisait souvent contre. Par exemple, il trouvait toujours, dans les productions qu’il avait vues, que l’arrivée d’Oreste était incompréhensible. Sa vision de l’œuvre était liée à certaines idées fortes, pas forcément très nombreuses, mais puissantes. D’abord, une narration très claire, puis une redistribution des rôles. C’est ce que revendiquait haut et fort le titre du texte qu’il avait écrit pour le programme d’Aix-en-Provence, « Trois femmes », sous entendu trois femmes fortes, avec l’idée qu’existait une égalité des points de vue, trois femmes dont les choix ne sont pas jugés, dont les choix se défendent.

Il y a une scène magnifique où des serviteurs entrent et interrompent la scène entre le frère et la sœur ; certains d’entre eux—les plus âgés— reconnaissent Oreste, et cela change la suite, car cela permet à Électre de le reconnaître aussi. C’est un bon exemple pour comprendre le travail de Patrice. Plusieurs personnes lui ont dit leur émotion devant cette scène, certains ont même cru y voir l’expression de son génie, de son inventivité… ce qui a beaucoup à la fois amusé et ravi Patrice, qui se faisait un plaisir de leur répondre qu’il n’avait fait que suivre fidèlement le livret, en l’occurrence, une didascalie qui en effet mentionne l’arrivée du vieux serviteur qui reconnaît Oreste et se prosterne à ses pieds. Cela amusait Patrice parce qu’il était prodigieusement agacé par les certitudes du public à l’Opéra, qui pensent connaître une œuvre parce qu’ils l’ont vue beaucoup. La façon de faire de Patrice, c’était de débarrasser l’œuvre de sa gangue de commentaires, de retrouver son origine, de la prendre très au sérieux tout en la contredisant allègrement, en la réinterprétant. Pour Clytemnestre, il est évident que Strauss et Hofmannsthal ont pensé à une femme violente, barbare. Lui a voulu une mère tendre, ravagée de l’intérieur, insomniaque, mais prête à tout pour arrêter de faire ces mauvais rêves. Et il a trouvé dans la musique de la tendresse, de la douceur, le souvenir de temps heureux. Là est l’interprétation. Patrice en a fait une mère frêle et pas du tout une sanguinaire. C’est ce qui était génial avec Patrice : ce n’était pas un retour aux origines, cela ne suffit pas, c’était un retour aux origines afin d’avoir un matériau pour re-sculpter l’histoire dans le sens qu’il voulait lui donner.

Au début de notre travail sur Elektra, je voyais bien que Patrice n’était pas content, et comme ses autres collaborateurs, je sentais qu’il fallait l’amener sur un terrain qui l’inspirerait davantage. Je lui ai dit qu’Électre avait un vrai jumeau, Hamlet, ce que je n’ai pas inventé puisqu’Hofmannsthal lui-même en parle. L’un comme l’autre profèrent un dégoût profond pour la sexualité de leur mère, et ils parlent tout le temps d’une vengeance qu’ils n’accompliront jamais. Je crois que c’est l’une des pistes qui ont commencé à lui rendre le personnage d’Électre un peu plus intéressante. Bien plus tard, la rencontre avec Evelyn Herlitzius a parachevé cette lente migration de a mère vers la fille.

Nous avons travaillé presque trois ans avant le début des répétitions. Elektra était une importante coproduction ; les décors et les costumes ont été fabriqués à la Scala. On a commencé à répéter au mois d’avril 2013, et parce que c’est important pour la vision que Patrice avait de l’œuvre, on a commencé à Berlin, pendant cinq jours, par la scène entre Clytemnestre et Électre. C’est-à-dire que Patrice repérait clairement la structure d’une œuvre, trouvait son centre de gravité, et pour lui, donc tout le déroulé d’Elektra dépendait de cette scène centrale entre la mère et la fille. Ces quelques jours dans la belle salle de répétition du Schiller Theater, ouverte sur le ciel changeant de Berlin, ont été extraordinaires, d’une intensité qui a marqué les quelques personnes qui étaient présentes. Il voulait que ces premières répétitions soient intimes, presque confidentielles. Waltraud Meier, la première fois, a fait toute la scène en parlant et non pas en chantant, comme une actrice, c’était sidérant. Patrice a d’ailleurs trouvé une forme à la scène qui est restée presque inchangée jusqu’à la première. Il avait peur de cette scène, car elle est très longue et en plus il savait qu’il ne retrouverait Waltraud que beaucoup plus tard : les répétitions ont commencé à Aix sans elle, pendant une dizaine de jours, car elle était à Milan. Puis toute l’équipe est partie à Milan pendant deux semaines pour répéter, peut être cinq fois, avec Waltraud Meier et enfin toute l’équipe est repartie à Aix. C’était assez fou. Et cela a rendu le retour à la Scala, en 2014, encore plus émouvant, quand nous nous sommes retrouvés dans la même salle de l’Ansaldo, avec les mêmes visages, la même chaleur dehors, tout, sauf lui qui n’était plus là.

Les répétitions à Aix ont été extrêmement concentrées. Patrice était rarement arrivé aussi préparé sur un spectacle, d’après ce qu’il m’a dit. Nous avions vraiment passé beaucoup de temps sur la narration ; sur l’entrée d’Oreste, par exemple, nous avions déjà prévu qui arriverait, à quel moment… Patrice est connu pour avoir beaucoup inventé en répétition ; à l’époque de Nanterre, j’ai entendu dire que les répétitions duraient plusieurs mois, qu’elles se prolongeaient parfois tard dans la nuit. Pour Elektra, ce fut évidemment très différent. D’abord en raison de la lourdeur de l’œuvre, qui impose de laisser la chanteuse qui chante Électre souffler, faire de vraies pauses, arrêter de répéter pendant deux ou trois jours. Et puis Patrice était assez pressé, il avait hâte d’avoir fait toutes les scènes au moins une fois. Il était dans un état d’esprit particulier, je l’ai vu très peu hésiter, et il s’est trouvé très vite heureux dans les décors que Richard Peduzzi avait dessinés. Il était entouré, protégé, même, il répétait en allemand— il adorait ça—et puis il se sentait un peu chez lui à Aix-en-Provence.

La rencontre avec Evelyn Herlitzius a été une sorte de coup de foudre, d’autant plus qu’elle a une personnalité très particulière et qu’au début des répétitions, elle ne semblait pas spécialement impressionnée ou intimidée, ce qui lui donnait une franchise et une liberté, notamment dans ce qu’elle proposait, qui je crois ont à la fois surpris et conquis Patrice. La danse du monologue, par exemple, Patrice l’a accompagnée, mais elle l’a chorégraphiée elle-même. Je pense qu’Evelyn comprenait Patrice, intuitivement, peut-être même avec un genre d’instinct qu’ils avaient en commun, et qu’elle allait même parfois au devant de ce qu’il attendait d’elle, qu’elle le devinait.

L’un des grands bonheurs de Patrice a été aussi de retrouver Esa-Pekka Salonen, avec qui il avait travaillé pour la reprise de De la Maison des Morts à New York et à Milan. Esa-Pekka était là presque tout le temps, il suivait tout ce que Patrice construisait sur la scène, sans y paraître, parce que c’est sa personnalité, mais dès que l’orchestre est arrivé, chacun a entendu à quel point il avait compris et partagé la vison que Patrice voulait porter. Je pense pouvoir dire que ce furent des répétitions très sereines. Patrice a dit après coup qu’il avait rarement été aussi heureux sur un spectacle. Il n’y avait pas eu de drame, pas d’hésitations, pas de gros doutes. L’œuvre était lourde, mais ce que lui vivait dans sa vie était beaucoup plus lourd. Et malgré cela, pendant les répétitions, il ne s’asseyait pas une seconde et en était d’ailleurs très fier. Le défi physique d’Électre, qui doit tenir plus d’une heure quarante sur scène, rencontrait un écho assez fort avec les défis tout aussi physiques et chaque jour plus grands que lui imposait la maladie. La seule crainte qu’il a eue pendant les répétitions était de retomber dans la convention, car il avait l’impression que la musique était tellement écrite, et parfois illustrative, que le public ne verrait pas la différence. C’est pour cela qu’il avait mis beaucoup d’attention dans la rédaction de l’argument qui figure dans le programme d’Aix.

 

Il a mis dans ce spectacle des choses qui l’avaient toujours obsédé. À la fin d’Elektra, Oreste revient par la porte des appartements et descend dans la cour. Toutes les servantes sont là, prostrées, figées. Clytemnestre et Égisthe ont été tués, mais rien n’est réglé. La tristesse de la maison, sa nervosité, ses tensions mais aussi ses espoirs, ses impatiences… tout s’est transformé en sidération. Oreste descend… on a répété cette scène pour la première fois à Milan et le chanteur n’était pas là. Patrice m’a demandé de prendre sa place, de marcher à pas lourds parmi ces gens éplorés. « Tu ne regardes personne, m’a t-il dit, et tu sors, sans te retourner ». On a fait la scène et quand j’ai passé la grande porte, j’ai eu soudain l’impression que Patrice allait nous quitter exactement de cette façon. Mais ce n’était pas seulement la lourdeur de la mort qui était présente, mais aussi une étrange forme de légèreté. Dans les derniers mois, Patrice avait tellement envie de vivre qu’il souhaitait se débarrasser de tout ce qui lui pesait, ne pas perdre de temps, ne pas s’encombrer. Peut-être qu’Elektra en porte un peu la trace : aller à l’essentiel, au cœur de ce qui unit et désunit ces êtres, les trouver au moment même où ils vont se regarder dans les yeux.

La réception d’Elektra a été stupéfiante. Le soir de la première, triomphe, standing ovation, les gens bouleversés. Au-delà de l’excellence des chanteurs, de l’orchestre, de tous, au-delà même de l’effet cathartique que provoque souvent Elektra, je pense que cette réussite est en partie due au fait que Patrice a atteint l’essence même du mythe. Cette histoire, telle qu’il l’a racontée, a trouvé une puissance à la fois dévastatrice et salvatrice. Le lendemain, la presse était dithyrambique et le Grand Théâtre de Provence qui n’affichait pas encore complet pour toutes les représentations s’est rempli en un clin d’œil. Patrice est resté pour toutes les représentations, il venait saluer chaque soir avec beaucoup de bonheur, il était radieux sur scène.

 

L’histoire de cette Elektra ne s’est pas arrêtée là et elle a survécu à Patrice ; c’était prévu, puisque dès l’origine, ce spectacle rassemblait trois coproducteurs principaux, Aix, la Scala et le Metropolitan Opera, auxquels s’étaient ajoutés Helsinki, le Liceu de Barcelone et la Staatsoper de Berlin. Quelques jours après la dernière représentation à Aix, le 2 août 2013, exactement, Patrice a envoyé un message aux coproducteurs qui s’intitulait « ELEKTRA planning for the future » où il détaillait les questions en suspens et ses exigences pour chacune des reprises à venir en 2016. Le message se finissait par ces mots : « Thank you so much, and don’t wait too much for answering me! » (« Merci beaucoup et ne tardez pas trop à me répondre ! »). Un peu plus de deux mois plus tard, il disparaissait. La question d’annuler ces reprises ne s’est pas vraiment posée, tant les coproducteurs étaient déjà engagés et, j’ajouterais, tant le monde lyrique est habitué à se passer des metteurs en scène pour remonter des spectacles qui existent déjà. Patrice était l’un des seuls metteurs en scène à assurer lui-même chaque reprise, qu’il considérait comme une recréation. C’est dans cet esprit que nous assurons aujourd’hui, avec Richard Peduzzi, Caroline de Vivaise et Peter McClintock, ces reprises, qui sont à la fois une façon de maintenir en vie ce dernier spectacle et de rendre hommage à Patrice, collectivement, puisque certains des interprètes qui ont créé l’œuvre à Aix sont dans toutes les reprises (Waltraud Meier, Roberta Alexander, Bonita Hyman). Ayant travaillé tellement en amont et en détail avec Patrice, je crois savoir d’où viennent la plupart des idées de ce spectacle et en connaître la logique, la dynamique, ce qui me permet de faire des choix, de décider quand je peux—ou je dois— me permettre de modifier, de faire évoluer une scène en fonction des nouveaux chanteurs, ou au contraire quand il faut respecter une loyauté absolue. Je connais les scènes qui étaient vraiment importantes pour Patrice, dans la narration qu’il avait construite, je connais celles qui l’étaient un peu moins, je sais ce qu’il n’aimait pas et aurait probablement repris… À New York, par exemple, la scène la plus différente par rapport à la mise en scène originale est celle entre Électre et Oreste, parce que ni Nina Stemme, ni Eric Owens n’étaient à Aix et parce que ni l’un ni l’autre n’avaient travaillé avec Patrice. On peut imaginer ce qu’il aurait fait avec eux, je pense d’ailleurs qu’il aurait changé beaucoup plus sa mise en scène que ce que je l’ai fait, mais c’est ainsi, c’est dans cet équilibre subjectif entre ce qui vient de lui et ce qui vient de nous aujourd’hui que se poursuit la vie de son dernier spectacle.

Le 14 avril dernier, quand à la fin de la première représentation au Metropolitan Opera tout le public s’est spontanément levé et mis à applaudir à tout rompre, nous avons été très émus, parce que l’intensité que le public avait ressentie à Aix était là, à nouveau, trois ans après, sur un autre continent, avec une autre chanteuse dans le rôle titre. Et s’il fallait ne choisir qu’un mot pour évoquer Patrice et son travail, c’est celui que je choisirais : « intense ». Je l’ai vu au travail, au théâtre comme à l’opéra, rechercher cette tension, cette force, cette chose qui nous saisit et qui vient de la vie, qui soudain fait disparaître tout le reste. C’est cela qu’il cherchait, et c’est cela qui nous guide pour ces reprises : ne pas reproduire machinalement tel geste ou telle action si ils n’ont plus le même sens ou la même force avec un nouvel interprète. C’est aussi ce que fait Caroline de Vivaise avec les costumes, s’adaptant aux nouveaux corps et aux nouveaux visages. C’est parfois compliqué et même lourd de porter ce spectacle devenu d’autant plus mythique que Patrice est mort juste après, mais chaque fois qu’Électre appelle Agamemnon, dans son monologue, qu’elle lui demande de reparaitre devant elle, je me dis que nous tous qui recréons ce spectacle, nous avons cette chance insensée de rappeler aussi sur terre celui qui l’a créé, juste le temps que dure Elektra. 

In Patrice Chéreau à l’œuvre, sld de M.-F Lévy et M. Tsikounas, Presses universitaires de Rennes, octobre 2016
Par Vincent Huguet

Illustration : affiche d’Elektra à la Scala, 2014.