La Vie parisienne

Jacques Offenbach

La Vie parisienne

Jacques Offenbach

Opéra bouffe sur un livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, créé le 31 octobre 1866 à Paris au Théâtre du Palais-Royal en cinq actes, puis en quatre actes en 1873 au Théâtre des Variétés.

Nouvelle production de l’Opéra national de Bordeaux Aquitaine.

Durée 2h45

Opéra national de Bordeaux Aquitaine du 23 septembre au 1er octobre 2017.

Création

Direction musicale : Marc Minkowski
Mise en scène : Vincent Huguet
Chorégraphie : Kader Attou
Scénographie : Aurélie Maestre
Costumes : Clémence Pernoud
Lumières : Bertrand Couderc
Chef de chœur : Salvatore Caputo
Assistante à la mise en scène : Sophie Petit
Dramaturgie : Louis Geisler
Chef de chant : Jean-Marc Fontana
Assistant chef d’orchestre : Marc Leroy-Calatayud
Assistante décors : Pilar Camps
Assistant lumières : Julien Chatenet

Directeur adjoint du ballet : Eric Quilleré
Maître de ballet : Aurélia Schaefer
Assistant chorégraphie : Mehdi Ouachek
Musique enregistrée : Régis Baillet

Distribution

Gabrielle : Anne-Catherine Gillet
Frick/Prosper : Jean-Paul Fouchécourt
Le Baron : Marc Barrard
Métella : Marie-Adeline Henry
Raoul de Gardefeu : Philippe Talbot
Bobinet : Enguerrand de Hys
Le Brésilien : Matthias Vidal / Rodolphe Briand
La Baronne : Aude Extrémo
Pauline : Harmonie Deschamps
Joseph/Urbain/Alphonse : Aubert Fenoy
Léonie : Marie-Thérèse Keller
Louise : Adriana Bignani-Lesca
Clara : Rira Kim
Gontran : Luc Default

Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, Ballet de l’Opéra national de Bordeaux

Photos : © Vincent Pontet et Opéra national de Bordeaux, sauf
1, 2, 4, 5, 16, © Bertrand Couderc, et 6 et 17, © Aurélie Maestre

Note sur la mise en scène
par Vincent Huguet

Grandeur et décadence de la ville de Paris

« Je suis encor toute éblouie, toute ravie,
Ah, quel tableau pour mes yeux surpris !
Je reviens charmée,
Enivrée,
Enthousiasmée !
Enfin ce soir j’ai vu Paris ! »

La Vie Parisienne, rondeau de la baronne, acte IV (version de 1866)

 

Un soir, en décembre dernier, à Barcelone, alors que je commençais à travailler sur La Vie parisienne, une grande pianiste russe m’a raconté une histoire que j’ai trouvée magnifique, celle de sa grand-mère. Éduquée au début du siècle dernier dans une tradition francophone et francophile qui était alors très forte en Russie, cette femme avait nourri toute sa vie une passion pour Paris, qu’elle entretenait non seulement à travers ses lectures, mais aussi lors de rendez-vous réguliers avec des amies animées par la même flamme, qui prenaient le thé tout en commentant en français les dernières tendances de la mode parisienne. Ce n’est qu’à un âge extrêmement avancé, à la fin des années 1980, qu’elle a enfin réalisé son rêve, en rendant visite à sa petite fille qui habitait alors Paris et qui a vu cette grand-mère parcourir émerveillée une ville qu’elle connaissait par cœur tant elle l’avait rêvée et imaginée pendant des décennies, et étonner les Parisiens en leur parlant une langue qui depuis Marcel Proust avait tout de même un peu évolué. Elle est rentrée en Russie et quelques semaines après, elle est morte. Elle avait vu Paris.

Je ne sais pas si La Vie parisienne faisait partie de son panthéon, mais il est certain que le chef-d’œuvre d’Offenbach et de ses librettistes inspirés, Meilhac et Halévy, figure en bonne place aux côtés des peintures de Caillebotte, Degas, des photos de Brassaï, Doisneau, Cartier-Bresson et des films de Truffaut, parmi les déclarations d’amour à la capitale française dont l’encre n’a jamais pâli. « Une déclaration d’amour lucide », précisait Sacha Guitry, qui s’y connaissait en chassés-croisés amoureux comme en histoire de France, et semblait insinuer ainsi que l’amour n’est pas toujours aveugle. Cent-cinquante ans après la création de La Vie parisienne au Théâtre du Palais-Royal (1866), la question est toujours d’actualité et elle reste l’un des moteurs de cette comédie légère et parfois grave où l’on se cherche peut-être plus que l’on se trouve. Deux garçons et une fille qui forment un trio à la Jules et Jim (F. Truffaut, 1962), un couple de Suédois en goguette, un Brésilien transformiste, une gantière artiste, un faux bottier, des titis grognons et des tities espiègles et fines mouches : le casting est parfait pour se lancer dans une traversée de Paris, des apparences et des sentiments. Sans doute le public n’a jamais cessé de se reconnaître ou d’identifier des proches dans cette troupe digne de la commedia dell arte et de la comédie humaine balzacienne tant elle semble aligner des « types » qui nous semblent tout à fait contemporains. Peut-être que les gantières sont moins nombreuses que sous le Second Empire, mais pas les jeunes femmes décidées à en découdre et à conquérir la capitale puis le monde ; sans doute les « gandins » qu’étaient Gardefeu et Bobinet ont-ils disparu, mais les hipsters leur ont succédé, et que dire de ce riche Brésilien ruiné puis refait, homme d’affaires sans vergogne mais pas sans cœur, qui a des allures de Woland, cet étranger distingué qui un jour arrive à Moscou au début du roman de Boulgakov, Le Maître et Marguerite (1940) et qui est en fait le diable venu rendre visite aux hommes. Quant au baron suédois et à son épouse, ce sont sûrement eux qui sont le plus proche de cette grand-mère russe : ils ont lu, entendu, imaginé, espéré cette ville et ce qu’ils allaient y vivre. Madame Bovary, c’est lui, et c’est elle. Elle n’est pas parisienne, ça la gêne, ça le gêne aussi, lui qui voudrait se rattraper après une jeunesse trop austère. Au bord des larmes, la baronne dira « Enfin ce soir j’ai vu Paris ! » au terme d’une soirée où elle n’a rien compris de ce qui se disait et de ce qui se passait autour d’elle. Son mari fait la même expérience, au cours d’une fête qui commence bien mais vire presque au cauchemar. Face à ces deux « étrangers » au regard bien peu persan, les Parisiens jouent tous plusieurs rôles—guide, major, veuve de colonel, amiral(e), comtesse, etc.—, à la fois pour brouiller les cartes face à ce couple qu’ils prennent plaisir à berner, mais aussi parce que c’est, profondément, leur façon d’être, leur manière de se dire les choses, d’essayer, de s’amuser, de se réinventer sans cesse et d’avancer à cloche-pied sur un échiquier social aussi brillant que glissant, généreux que cruel.

C’est peut-être grâce à cette dramaturgie que La Vie parisienne n’a jamais cessé d’être contemporaine : ses protagonistes dansent sur des corniches et des gouttières suspendues entre deux mondes, celui d’en haut et celui d’en bas, celui du jour et celui de la nuit, celui de la satire sociale la plus impitoyable et celui de la fête et de la joie qui balaient tout. Pour sauter d’un toit à l’autre, mieux vaut avoir son nom sur la liste ou le mot de passe, qui n’est pas « Fidelio » comme dans Eyes Wide Shut (S. Kubrick, 1999), mais « désir » ou « argent » : c’est aussi cette expérience que font les personnages de La Vie parisienne. Offenbach parle d’une société où la prostitution, sous toutes ses formes, est omniprésente ; les codes ont certes changé et les « cocodettes » ne se nomment plus ainsi, mais les relations tarifées n’ont pas disparu, ni les ambiguïtés du désir, ses torsions et ses étonnantes trajectoires. Reine de ce flou—et de la nuit—, Métella remettra les pendules à l’heure des femmes, qui malgré les faux-semblants auront mené la danse du début à la fin.

Chacun, au cours de cette « folle journée » ponctuée d’ascensions et de chutes libres, et qui, comme dans le chef-d’œuvre de Mozart, s’achève par « un pardon général ! », est surpris par quelque chose qu’il n’attendait pas : des yeux qui se rencontrent au milieu de la foule d’une gare chaotique, la lune qui se lève par dessus les toits, une main tendue, quelques baisers volés et même l’ombre du génie de la Bastille, au bout de la nuit. Car sous la caricature, parfois la plus intransigeante, affleurent l’inquiétude, la peur de la solitude et qu’il soit déjà trop tard, l’impatience, l’urgence de serrer quelqu’un dans ses bras. Le rire vient certes chasser ces petits ou grands nuages quand ils voilent le ciel de Paris, aussi changeant que la mode ou l’humeur des amoureux, faisant de cette Vie parisienne une variation en gris et or. Gris comme le zinc des toits, la pluie, les pavés, et or comme ces statues sur les toits du Palais Garnier ou le pont Alexandre III que le soleil illumine soudain, alors qu’une vieille dame russe referme son parapluie en souriant.